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wiki:experience:ecriture:tisanes_fatales

Tisanes Fatales


- Commissaire, commissaire !

Claudia fait irruption, provoquant la légère oscillation du commissaire. Les plis calés contre le bureau, le commissaire Bourrelet porte bien son nom. Il fixe l’écran d’un œil de poisson rouge, en suspend, il transpire. Sa nuque goutte toute sa perplexité face au formulaire abscons affiché à l’écran. De sa voix fluette, il chuchote lentement comme à son habitude :

- Bon, bon, bon. Oui, c’est à quel sujet ?

- Un meurtre, dans notre secteur : Luc Holebe !

- Bon, bon, bon. Qui ça ?

- L’écrivain Luc Holebe ! Mais si, vous connaissez : «  la possibilité du vide », «  Les minuscules élémentaires », «  sous-mixions », rien que des succès !

- Bon, bon, bon. Et il a tué quelqu’un ?

- Mais non ! Il vient d être retrouvé par les pompiers, chez lui, mort !

- Bon, bon, bon. Il est décédé alors ?

- Oui, et son chat aussi, comme s’ils avaient été empoisonnés tous les deux, je crois qu’il faudrait que vous voyiez ça. L’agent Marcel est sur place.

- Bon, bon, bon. J’arrive, ça me changera des chiffres. La semaine commence fort.

Nouvellement arrivée, l’inspectrice Claudia, a tout juste pris le rythme du commissaire. Derrière son air de demeuré enflé, son tic de langage et son élocution anémique, elle a entrevu un homme bienveillant. Alors que les plaisanteries sexistes de ses collègues pleuvaient, le commissaire avait réussi, dans un corpulent effort, à hausser le ton pour la défendre. Pour la protéger, il en avait fait son adjointe principale. Depuis, en service, elle dissimule ses formes de déesses sous un jean informe surmonté d’un pull bouloche hors d’age. Elle a adopté un chignon strict et s’affuble d’une paire de lunettes d’institutrice à la retraite. Un blouson de cuir emprunté à un vieil oncle complète la panoplie. Les voici maintenant devant un immeuble Haussmannien de quatre étages.

Claudia franchit la porte et désigne la petite grille au centre de l’escalier monumental.

- Je monte par l’escalier, prenez l’ascenseur, c’est au troisième.

Le commissaire s’introduit dans la cage, l’espace est compté. Il parvient à appuyer sur le bouton, l’ascenseur s’élève en hoquetant. Finalement, il rejoint Claudia au troisième.

Ils entrent dans l’appartement, un couloir dessert les différentes pièces disposées de part et d’autre. L’agent Marcel les guide vers le bureau.

- Voilà, c’est là que se trouve le corps.

La pièce donne sur la cour intérieure, l’écrivain est affaissé sur son bureau, comme endormi, le bras droit sur le clavier, le bras gauche a renversé une tasse. Sous le bureau, le chat est allongé, sans vie.

Le commissaire contemple la scène puis d’un coup murmure à Claudia :

- Bon, bon, bon. Oui, il est bien mort, on ne peut plus faire grand-chose. Claudia il me faut les photos de la scène, faites analyser le contenu de la tisanière par le labo, récupérez l’ordinateur que l’on étudie son contenu, et demandez une autopsie. Et puis par précaution emballez-moi tout ce qui traîne sur ce bureau.

- Bien commissaire ! Et la bibliothèque ?

- Bon, bon, bon ? Non laissez ! Mettez des scellés, on ne sait jamais ! Allez ! Je vais interroger la concierge et puis j’y vais. J’ai le reporting à finir.

L’ascenseur couine ses boulons, arrivé en bas, impossible d’ouvrir la porte.

- Y a quelqu’un ?

- Oui, j’arrive ! Vous m’avez encore chargé l’ascenseur comme une mule ! C’est pas possible !

La concierge n’est pas aimable mais elle extrait le commissaire Bourrelet. Libre de ses mouvements, il lui tend lentement sa carte professionnelle.

- Bon, bon, bon. Vous tombez bien. J’ai quelques questions à vous poser sur monsieur Holebe.

Surprise, la concierge reste bouche bée.

- Ben, c’est-y pas que vous me croyez coupable !

- Bon, bon, bon, ce n’est pas la question, pour l’instant. En dehors de vous, qui voyait-il ?

- Ben, vous savez il sortait rarement, pour ainsi dire jamais. Il a une femme de ménage qui vient tous les jours et qui lui fait ses courses. Moi je le voyais que pour le courrier, vers midi. Aujourd’hui, il n'est pas descendu. Donc, à deux heures, je suis allée lui porter et, comme il ne répondait pas, j’ai appelé les pompiers.

- Bon, bon, bon. Et la femme de ménage, elle est où ?

- Aujourd’hui ? En congés, elle a réussi à obtenir la semaine. Elle est partie vendredi, vous pensez que c’est elle ? Je vais vous marquer ses coordonnées.

- Bon, bon, bon. Il a eu d’autres visiteurs récemment ?

- Non je ne crois pas, son fils vient rarement. Ils ne s’entendaient pas vraiment.

- Bon, bon, bon. Et en face, au troisième, il y a quelqu’un ?

- Oui, Monsieur Lepic, le propriétaire de l’immeuble. Il est absent quelques jours. Il rentre mardi.

∗∗∗

- Commissaire, commissaire !  » Comme hier, Claudia entre en trombe. «  J’ai du nouveau : les résultats de nos investigations sur la scène du crime. D’abord l’autopsie, un infarctus, vendredi dernier vers 22 h, ça pourrait être naturel, à son âge, sauf que le pot à tisane en contenait une très spéciale. Beaucoup de plantes aromatiques mais aussi de la digitaline et d’autres fatales. Un cocktail de spécialiste d’après les experts. Le meurtre ne fait plus aucun doute.

- Bon, bon, bon. Vous avez trouvé l’origine de cette tisane ?

- On cherche, elle était dans cette boite mais il n’y a pas d’empreinte digitale, sauf celles du mort.

Le ventilateur sur le bureau, vient de rendre l’âme. Dans le silence le commissaire réfléchit de toutes ses pores. La femme de ménage va être interrogée et aucun élément ne permet de la confondre.

- Faites entrer.

Lucienne est assise, face au commissaire, un peu voûtée, inquiète, elle fixe la boite sur le bureau. Même en vacances elle porte sa blouse de ménage, à soixante-huit ans, elle semble figée dans sa fonction. Le commissaire lui apprend la raison de sa convocation. Pas de réaction, depuis vingt ans au service de Luc, elle semble absente.

Oui bien sur, il était autoritaire et il ne voulait pas qu’elle prenne sa retraite, oui il lui faisait du chantage et elle fallait qu’elle négocie âprement ses congés. Mais bon, comme dans les vieux couple on s’engueule mais finalement on reste ensembles. Non, elle ne sait pas d’où sort cette boite à tisane. Elle a quitté son service vendredi à 15 h, elle avait négocié pour partir plus tôt pour ses vacances. Elle n’y comprend rien. Oui c’est bien elle qui fait les courses, mais non elle ne connaît pas cette boite. Peut-être que son fils, non pas le sien, mais celui de Luc : Jules, est passé vendredi après son départ. De toute façon il a une clé, et la concierge, à partir de 15 h elle sieste comme une marmotte devant la télévision qui braille jusqu’au goûter. C’est une gourmande celle-là, quand elle dort il n’y a que l’odeur du chocolat pour la réveiller.

- Alors commissaire ? Coriace la vieille ! Elle devait en avoir marre du Luc, elle s’y est bien pris pour ne laisser aucune trace sur la boite.

- Bon, bon, bon. C’est elle qui fait les courses, pourquoi aurait-elle effacé les empreintes ?

- Pas con ! Ce soir je vais brancher Jules. Il fréquente l’Américano, un bar de nuit du quartier.

∗∗∗

- Bonjour commissaire, écoutez-moi ce petit montage des meilleures répliques du Jules hier soir.

Oui, c’est bien moi Jules. Vous êtes superbe. Mon père ? Non ! Je n’aime pas trop en parler. Vous avez de très jolies jambes. Remarquez, il est mort maintenant. Ne soyez pas désolé, c’était un sale con. Oui je vais toucher un paquet de pognon. Quand je pense que vendredi dernier encore il ne voulait rien me prêter. Bien fait pour sa gueule. Sa femme de ménage, elle doit être bien contente, elle aussi va toucher, dans son testament, il lui a fait don des droits d’auteur de ses trois meilleurs bouquins. Le salaud !

- Bon, bon, bon. Vous ne deviez pas être habillé comme ce matin. Nous avons deux suspects, nous devrions les interroger ensembles.

- Quand vous voulez, je vous les ai mis au chaud.

- Bon, bon, bon. Et la boite ? Vous avez plus d’information ?

- Elle est en vente sur internet, le magasin en ligne des Comptoirs Richards, elle est disponible vide ou pleine, au choix du client. Mais on la trouve aussi en boutique, donc pour l’instant aucune piste.

– Bon, bon, bon. Faites entrer les suspects.

Lucienne s’assoit puis Jules entre dans le bocal surchauffé.

- Alors Lucienne, vous avez refroidi le vieux !

- Voyous !

- Et vous-y êtes pris comment ?

- C’est toi qui lui as offert cette boite je parie !  » Lucienne pointe le bureau.

- Quoi ? Moi offrir un cadeau à ce connard ! Je ne suis pas comme ses fans ! D’ailleurs, vendredi quand je suis passé, il avait un petit paquet sur son bureau. Oui de cette taille-là !

- Et il l’a ouvert ?  » Demande Claudia.

- Pas quand j’étais là, il venait de le recevoir sans doute et il aimait bien lire ses lettres d’admirateurs au calme. Vous avez regardé son classeur ?

- Quel classeur ?  » S’exclame Claudia.

- Ah, mais ça y est, je vous remets, c’est vous la petite salope qui m’avez aguiché hier soir !

- Bon, bon, bon. On va allez voir ce classeur. Vous deux, vous nous accompagnez sur les lieux, et, vous restez calmes !

Bourrelet, Claudia, deux agents et les présumés coupables, embarquent dans le fourgon, direction : le domicile de l’écrivain.

- Dites-moi Claudia, vous avez remarqué, il n’y a pas grand monde dans cet immeuble.

- Oui commissaire, mais début août tous les Parisiens partent à la campagne, en plus avec cette chaleur !

- Bon, bon, bon. Je vais quand même causer avec la concierge, vous, cherchez le classeur !

Bourrelet toque chez la concierge.

- Bon, bon, bon. Vous me connaissez maintenant ?

- Oui, oui, monsieur le commissaire.

- Bon, bon, bon. Vous pourriez me faire une liste des habitants de l’immeuble ?

- Oh ben ça va allez vite, à ce train-là, bientôt il va plus rester que le propriétaire et moi. Au premier c’est vide, à gauche Mme Dumont est décédée à 86 ans il y a 6 mois, durant son sommeil. Sa voisine d’en face Mme de Breuil, était décédé un mois plut tôt. C’étaient de vieilles copines, ça lui a sans doute fichu un coup à Mme Dumont. Au second, les locataires sont partis en juin, mutés en province. Au troisième, il y avait monsieur Holebe et en face il y a le propriétaire, comme je vous l’ai dit l’autre jour. Au quatrième ce sont des meublés loués à l’année à des étudiants, en ce moment ils sont vides, c’est les vacances.

- Bon, bon, bon. Tout l’immeuble appartient à ce monsieur du troisième ?

- Oui, monsieur Lepic. Il est adorable. D’ailleurs le voici qui rentre, je vais vous présenter.

- Monsieur Lepic, voici le commissaire Bourel.

– Bourrelet, Bourrelet.

- Ah oui, pardon ! Il enquête sur le meurtre de monsieur l’écrivain.

- Meurtre ?! Mais comment ça ! Excusez-moi. Je rentre juste de chez ma vieille mère. Je ne suis au courant de rien. Le commissaire expire un grand soupir avant de chuchoter «  malheureusement !  » Puis d’enchaîner à destination de monsieur Lepic :

- Bon, bon, bon. Pourrions-nous avoir une discussion en tête à tête ?

- Très certainement, suivez-moi.

La rotondité du commissaire, emplit l’ascenseur, laissant Mr Lepic sur le carreau. Arrivé au troisième Claudia brandit la lettre sous les yeux du commissaire. Une belle écriture manuscrite sur un papier filigrané, une signature illisible, pas de nom. Ce peut être n’importe qui.

- On a été obligé d’ouvrir la bibliothèque, celle sur laquelle on avait posé les scellés. Il y avait les classeurs des lettres d’admirateurs, heureusement c’était classé par ordre d’arrivée.

- Bon, bon, bon. Vous avez mis des gants, c’est bien. Mais rangez-moi ça en lieu sûr.

- Oui commissaire. Ah, voici quelqu’un.

L’ascenseur a retrouvé sa vélocité. La grille s’ouvre, Mr Lepic semble soulagé. Il se dirige vers sa porte, la main tremble pour trouver la serrure. C’est un petit homme, un peu frêle, dans les soixante-dix ans. Habillé en complet veston malgré la chaleur, cheveux gris coiffés en brosse.

- Entrez, entrez, nous allons nous installer dans mon bureau.

- Bon, bon, bon. Voici l’inspectrice Claudia, elle m’accompagne.

- Ah oui ? Mais bien sûr ! Entrez, entrez, je vous en prie.

L’équipe entre dans le bureau. Les murs sont recouverts d’une superbe enfilade de bibliothèques en bois. Derrière les portes grillagées, sur les étagères hautes une belle collections de pots et boites de pharmacies. Plus bas des livres anciens. Au-dessous, des séries de tiroirs, tous repéré par des lettres.

- Houa ! Vous avez un bureau magnifique !  » S’exclame Claudia.

- Merci, merci. Les plantes, c’est une passion ! J’ai été pharmacien herboriste, et dans ce bureau, il y a toutes mes collections de plantes séchées, on appelle cela un herbier.

- Oh, mais c’est super ! Vous connaissez tout des poisons alors ?

- J’ai bien ici des spécimens de plantes médicamenteuses qui sont toxiques, c’est une question de dose.

- La digitaline, cela vous dit quelque chose ?

- Oui bien sur, vous pouvez l’extraire de Digitalis purpurea ou de Digitalis lanata, je vais vous montrer.

Il cherche dans l’un des tiroirs, à la lettre D, puis extrait deux petits classeurs de l’herbier. Il les ouvre sur le bureau, cote à cote.

- Voyez les différences, la couleur de la fleur pour la purpura et le poil pour la lanata. C’est la plus toxique.

- Et là, la feuille manuscrite, c’est une notice ?

- Oui, c’est ça, il y a toutes les caractéristiques et utilisations de la plante, regardez !  » Il tend la feuille à Claudia.

- Bon, bon, bon. Je peux regarder pour celle-ci ?

- Oui, bien sur, monsieur le commissaire, voici la purpura.

En regardant la fiche, Bourrelet se met à rosir comme une jeune fille. De son côté, Claudia a, elle aussi, reconnu l’écriture. Leurs regards se croisent : «  pourquoi lui ?  ».

- Bon, bon, bon. Dites-moi. Votre immeuble, il est bien vide non ?

- Oui c’est vrai, il faudrait que je trouve de nouveaux locataires, mais j’hésite. J’ai aussi une offre d’achat depuis un an, pour tout l’immeuble. Je ne voulais pas vendre tant que Mesdames De Breuil et Dumont étaient là, ni monsieur Holebe d’ailleurs. J’ai tellement de souvenirs ici.

La sonnette égrillarde retentit. «  Excusez-moi, je vais voir ».

- Vous ne croyez pas qu’il essaye de nous enfumer commissaire ? Un immeuble vide à Paris, ça se vend un bras non !

- Bon, bon, bon. Le mobile est clair et l’écriture confondante.

Le coupable revient, souriant, une enveloppe épaisse sous le bras.

- Bon, bon, bon. Dites-moi, est ce bien vous qui écrivez ces notices ?

- Malheureusement non, j’ai un début de Parkinson, je ne peux plus écrire aussi bien. C’est Emmanuel qui s’en charge.

- Emmanuel ?!  » S’écrie Claudia.

- Oui. Mon secrétaire particulier. Il est en vacances. Il est charmant, dévoué. Il adore les plantes. Il héritera de ma collection.

- Vous n’avez pas d’héritier ?

- Non. Je dois vous avouer : j’ai une faiblesse pour Emmanuel. Il est si affectueux, je lui ai tout légué.

Il ouvre la grande enveloppe.

- D’ailleurs regardez comme il est charmant. Il est en vacances à la montagne et voici ce qu’il m’envoie : un mélange qu’il a préparé spécialement pour moi.

- Bon, bon, bon. Excusez-nous. Je pense que vous allez devoir nous remettre cette enveloppe ainsi que son contenu.

André,

J’espère que tu apprécieras cette petite décoction de plantes de montagnes.

Je sais que ton petit Manou chéri te manque, mais tu vois, je ne t’oublie pas.

C’est avec tout mon amour, que j’ai préparé ce mélange, rien que pour toi.

J’espère qu’il te plaira, dis le moi vite. Bises.

Emmanuel


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